L’ARP (Assemblée des Représentants du Peuple) a tenu Samedi 24/3 et
Lundi 26/3/2018 deux plénières consacrées à la décision du Conseil de
l’Instance Vérité et Dignité (IVD, instance de justice transitionnelle) de
proroger son mandat d’une année supplémentaire par application de l’art 18 de
la loi relative à la justice transitionnelle.
Depuis cette prise de décision, une polémique est née : l’ARP
est-elle compétente pour statuer sur ladite décision ou non ?
Le Bureau de l’ARP a décidé par vote de sa majorité que la décision
de l’IVD doit être soumise à approbation du Parlement par une majorité absolue
de ses membres.
La plénière du Samedi 24/3 qui n’est pas venue à terme a été
reprise le Lundi 26/3 et les débats ont laissé apparaitre plusieurs
comportements pathologiques.
Incontestablement, ces deux plénières resteront dans les annales du
droit parlementaire tunisien tant par les manœuvres politiques qui ont été
essayées tant par les points techniques soulevées qui mettent, encore une fois,
à nu les faiblesses du R.I (Règlement Intérieur).
Techniquement, 3 questions essentielles sont à évoquer :
Qui a autorité d’interpréter le R.I ? Quel est le régime du
Quorum ? Et quelle Majorité ?
Interprétation du R.I
Le R.I n’a pas évoqué le cas de l’article 18 de la loi relative à
la justice Transitionnelle qui dispose que le conseil de l’IVD peut proroger
son mandat d’une année et transmet sa décision à l’ARP.
Le débat est né. Certains estiment que cette transmission est juste
pour information, d’autres pensent que c’est une transmission pour en statuer.
Ce débat a eu lieu au sein même du Bureau de l’ARP qui a statué en faveur de la
seconde interprétation par vote de ses membres et contestation d’une partie de
l’opposition et le parti Nahdha (membre de la coalition gouvernementale).
Donc, le Bureau s’est approprié cette autorité d’interpréter les
dispositions du R.I et ce n’est pas la première fois qu’il le fasse d’où s’est
créé une coutume parlementaire dans ce sens.
Mais théoriquement, aucune disposition ne lui donne explicitement
cette autorité. Aucune autre instance d’ailleurs ne s’est vue accordée un tel
pouvoir.
En effet, ni l’article 48 relatif aux pouvoirs du Président, ni
l’art 56 relatif aux attributions du Bureau ni même l’art 87 relatif au domaine
de compétence de la commission du Règlement Intérieur, de l’immunité et des
droits parlementaires et électoraux, ne confèrent un tel pouvoir.
Comble de cette légistique lacunaire et médiocre du R.I, cet
article 87 qui instaure explicitement une commission chargée du « droit
parlementaire » et « droit électoral » et que lui confère comme
attribution ? « droit électoral » et « travail
parlementaire » !!!
Le rédacteur de cette disposition pensait que « travail
parlementaire » est synonyme de « droit parlementaire » !!
Insensé. Car si le 1er tiret de cet article faisait usage de
« droit parlementaire », il ne fera aucun doute que le pouvoir
d’interprétation du R.I reviendrait incontestablement à cette commission.
Hélas ! Encore plus, il est de bonne pratique juridique de ne
pas contester son propre fait. Contester la compétence du Bureau après l’avoir
défendu et approuvé est inapproprié.
Conclusion ; le pouvoir et l’autorité du Bureau pour
interpréter le R.I se fonde sur une coutume parlementaire non contestée
jusque-là.
Le Quorum
S’il y a une question aussi précise dans le R.I s’est précisément
celle du Quorum.
D’abord, pour les commissions. L’art 75 est clair : La commission
se réunit par la présence de la majorité de ses membres. A défaut, elle se
réunit une demi-heure après, quel que soit le nombre des présents.
Ensuite, pour les plénières. L’article 109 est aussi sans
équivoque. La plénière se tient à l’heure prévue par la présence de la majorité
absolue de ses membres (109 membres). Sinon, et après une demi-heure, elle se
tient par la présence minimale du 1/3 de ses membres (73 membres).
Rappelons que cet article est une disposition
générale qui s’applique à toutes les plénières sans exception et ne souffre
d’aucune exception.
Malgré la clarté et la précision de cet article, il n’y pas une
disposition qui a été violé et pathologiquement appliquée comme l’article 109.
La plénière relative à l’IVD n’a pas manqué d’évoquer une autre
mauvaise application de cette disposition.
Revenons d’abord à l’historique des violations :
D’abord, les plénières relatives aux questions orales et au débat
avec le gouvernement se tiennent sans le moindre respect de l’article 109. Les
plénières de Samedi, par exemple, se tiennent souvent avec une présence qui ne
dépasse pas une dizaine d’élus.
Ensuite, pour des plénières ayant pour objet l’adoption de projets
de lois organiques ou un vote nécessitant une majorité renforcée (3/5 ou 2/3),
on considérait que le quorum requis est le nombre des voix exigées (145 élus
pour la majorité de 2/3 et 131 élus pour la majorité de 3/5). Et ceci est une
violation flagrante de l’art 109. Allez chercher quelle tête a pensé cette
merveille !!! C’est incroyable.
Il est manifeste qu’on confond Quorum et majorité.
D’ailleurs, cette confusion va se confirmer par le débat qu’a connu
la plénière du 24/3/2018.
Que s’est-il passé ?
Des élus ont voulu boycotté la plénière contestant la décision du
bureau de soumettre la décision du Conseil de l’IVD à l’approbation de la
plénière par une majorité absolue.
Pour y arriver, certains élus ont refusé d’accéder à l’hémicycle
d’autres ont refusé d’enregistrer « électroniquement » leur présence
et ce dans le but d’empêcher que le quorum soit réuni.
Bien entendu, la définition du « quorum » variait d’un
élu à un autre. Pour certains c’est 109, par référence au chiffre qu’implique
la majorité absolue (article 126.2). Pour d’autres c’est 73, par référence à
l’article 109 tiret 2 relatif au minimum du quorum exigé.
Le président de l’ARP, constatant par un balayage visuel que la
présence des élus dépassait le quorum minimum exigé, a décidé d’ouvrir la
plénière et entamer son ordre du jour dans un climat de contestation.
Et heureusement que cette plénière ait eu lieu pour
se rendre compte d’une autre lacune de ce R.I
En effet, on devrait se poser la question : Comment les élus
enregistrent leur présence ?
Avant, les élus signaient une liste d’émargement à l’entrée de
l’hémicycle. Cette technique était encore utilisée alors même qu’on faisait
usage du vote électronique. Ensuite, on a évolué vers l’enregistrement digital
sur 2 appareils devant l’hémicycle.
La raison est simple : le dispositif électronique mis en place
à l’intérieur de l’hémicycle était conçu pour le vote et non pour
l’enregistrement des présences.
Mais avec l’ANC (l’Assemblée Nationale Constituante), ils ont
décidé d’utiliser le système électronique du vote pour enregistrer la présence
en faisant actionner le bouton vert (qui équivaut vote « Pour »).
Et c’est dans ce sens que le R.I n’a pas fait la distinction entre
enregistrement de présence et exercice du vote non pas volontairement mais par
ignorance de la grande différence entre les deux actes.
Ainsi, après avoir précisé la nature du quorum dans l’art 109, il
faut remonter à l’art 125 pour trouver le régime du vote et l’art 127 pour
trouver les techniques du vote.
En effet, l’art 125 dispose que la teneur du vote est soit
acceptation, soit refus soit abstention, tandis que l’article 127 dispose que
nonobstant le vote sur les personnes, on vote soit par voie électronique, soit
levée de mains soit par appel des élus. En aucun cas on peut combiner entre 2
techniques saufs cas exceptionnels annoncés par le président de la séance.
Il est évident que les articles 125 et 127 concernent le vote et
non l’enregistrement de la présence.
Quand un élu actionne le bouton vert pour enregistrer sa présence
il n’exerce pas un droit de vote tel que prévu par ces dispositions ci-dessus.
Alors plusieurs questions :
Un élu avait-il le droit de refuser l’enregistrement électronique de
sa présence ?
Un élu refusant l’enregistrement électronique de sa présence
pourrait-il voir sa présence physique comptabilisée dans la liste des
présents ? Et pourrait-il la contester ?
Enfin, le Président de la séance pourrait-il tenir compte de la
présence physique des élus indépendamment de l’enregistrement
électronique ?
Alors :
Oui, Un élu a le droit de refuser l’enregistrement électronique de
sa présence.
Mais, sa présence physique pourrait être comptabilisée. Et il ne
pourra pas la contester.
Qu’est-il venu faire dans un hémicycle s’il ne voulait pas être
considéré comme présent ?
Il faut chercher la réponse dans les articles 26 et 41 du R.I. En
effet, l’art 26 interdit à l’élu de s’absenter des travaux de l’ARP sans
préavis. Quant à l’article 41 il rend cette présence des élus OBLIGATOIRE.
Ainsi, il est du devoir du Président de la séance de constater
cette présence physique de l’élu dans l’hémicycle indépendamment de
l’enregistrement électronique.
D’ailleurs, il est de coutume parlementaire que l’administration
tient compte de cette présence physique de l’élu pour répondre favorablement à
sa réclamation de correction de la liste des absents générée par le système
informatique du vote électronique.
La Majorité
Pour trouver la majorité requise pour une question bien déterminée,
il faut se référer à l’article 126 du R.I qui prévoit 3 sortes de
majorité : majorité des présents dont le nombre des élus favorables ne
devant pas être inférieur à 1/3 (donc 73 oui minimum) ; majorité absolue
(109) et majorité renforcée (3/5 et 2/3).
La question de la décision IVD n’est pas énumérée dans cet article.
Le Bureau a décidé que la majorité requise est une majorité absolue
(109 élus).
Comment a-t-il déduit cette majorité ?
Probablement par référence à la nature de la loi relative à la
justice transitionnelle qui a créé l’ IVD et qui est une loi organique nécessitant
une majorité absolue.
C’est une interprétation défendable puisqu’ un vote négatif sur la
prorogation du mandat aboutira à la disparition de cette instance impliquant
une altération substantielle de la loi d’où la nécessité d’une majorité requise
pour amender une loi organique.
Cependant, il faut souligner qu’à défaut d’un texte explicite et en
cas de silence de l’article 126, la majorité de droit commun dans le R.I est
celle prévue au point 1 de ce même article.
En conclusion : toute cette misérable expérience qu’a vécu
l’ARP le 24 et le 26 Mars 2018 n’aurait pas dû se produire si le texte de la
loi de la justice transitionnelle n’était pas aussi lacunaire et pathologique
et spécialement ses dispositions relative à cette instance IVD.
On
aurait aussi pu l’éviter si on avait fait une saine conception des dispositions
du R.I et de l’exercice parlementaire.